De 1911 à 1928, Jean Giono travaille au sein du Comptoir national d’escompte de Paris, à Manosque et à Marseille. Celui qui deviendra un célèbre romancier est un employé de banque comme les autres, qui gravit progressivement les échelons. Mais bientôt, l’écriture l’emportera sur « les écritures ».
En 1911, à 16 ans, Jean Giono intègre l’agence du Comptoir national d’escompte de Paris à Manosque comme simple « chasseur ». Dans Virgile, il se souvient : « J’avais tous les jours sous les yeux le défilé de ceux qu’en moi-même j’appelais les cinq zéros. C’étaient des personnages dont les noms étaient inscrits sur nos Grands Livres, en-tête de crédits qui comportaient cinq zéros. Dès qu’on voyait pointer leur chapeau au-dessus de la vitre dépolie de la porte, il fallait empoigner vivement le bec de canne et les aider à passer le seuil ; les débarrasser de leur parapluie, leur avancer le fauteuil, les fournir en Cote Desfossés, en ciseaux à coupons, papier à écrire, barèmes, et tous les etc. qu’ils ne se faisaient pas faute de réclamer à haute et intelligible voix […] Ils lisaient avec une attention forcenée d’interminables colonnes de chiffres. Je restais discrètement à côté d’eux, dans mon uniforme bleu à mille boutons, prêt à servir, comme m’y obligeaient les trente francs que je touchais chaque mois à la caisse. »
Le « voyageur immobile »
En 1913, Giono est promu employé aux écritures au service de l’escompte. C’est là que naît son goût pour l’écriture, dérivatif à un travail répétitif : « Il s’agissait d’établir des bordereaux en alignant des additions de trente-cinq chiffres compliquées d’agios. C’était une arithmétique sans grâce. Les lieux de paiement que je devais inscrire dans la deuxième colonne apportaient bien un petit intérêt géographique à l’affaire, mais il était malgré tout impossible de m’ajuster sensuellement à mon travail. C’est seulement par à-coups qu’à la suite d’un Saint-Etienne-les-Orgues, un Noyers-sur-Jabron, un Orpierre ou un Nyons, je voyais, le temps d’un éclair, apparaître l’épaule verte d’une colline, le vent d’un plateau ou la nuit tombant dans les châtaigneraies. »
Un beau parcours au sein du Comptoir
Mobilisé pendant la Grande Guerre, il est profondément marqué par le conflit qui lui inspire le roman Le grand troupeau. Après la guerre, Giono retrouve le Comptoir, au service de la Conservation des titres de l’agence de Marseille. En 1920, il est muté à nouveau à Manosque, au service des titres. Après avoir reçu la responsabilité du service de la Caisse, il se voit confier la « démarche-titres ». Il gravit alors les échelons de la hiérarchie : responsable du service de la Caisse, fondé de pouvoir, sous-directeur de l’agence. La tournée des bureaux auxiliaires installés dans les petites bourgades constitue pour lui une occasion exceptionnelle d’observer la campagne et la société provençales.
L’écriture l’emporte sur « les écritures »
En 1928, le Comptoir décide de fermer l’agence de Manosque. Par attachement à son terroir, Jean Giono refuse d’être muté à Antibes. Il démissionne pour entrer au Crédit du Sud-Est. Giono raconte en 1958 : « Au moment de Colline, j’avais dix-sept ans de métier de banque et pas du tout l’intention de la quitter. On m’a dit cent fois depuis : « Vous deviez être malheureux ! » Non, j’étais heureux : le métier me plaisait. » Mais cette banque fait faillite en décembre 1929. Giono décide alors d’abandonner définitivement « les écritures » pour se consacrer à l’écriture.