Son originalité ? Recueillir l’information grâce à des animaux aujourd’hui menacés, ainsi que l’a expliqué Christophe Barbraud, chercheur au centre d’études biologiques de Chizé (CNRS – Université de La Rochelle), lors de sa conférence pour le cycle Climate & Biodiversity Initiative tenue le 23 septembre 2019.
Mesurer l’impact du réchauffement climatique sur les espèces qui peuplent l’Arctique et l’Antarctique
L’enjeu du réchauffement climatique tarde à être relevé par les États et les régions polaires sont parmi les premières à en pâtir. En Arctique, la banquise a vu sa surface se réduire de près de 20% au cours de trois dernières décennies et certaines projections tablent sur sa disparition pure et simple d’ici à vingt ans au cours des périodes d’été. La tendance apparaît moins marquée en Antarctique, malgré l’augmentation des températures de l’océan austral précipitant la fonte des glaces côtières. D’un continent à l’autre, le réservoir de froid, crucial pour la régulation globale du climat, présente une capacité amoindrie dont des satellites, sous-marins, bateaux et autres bouées intelligentes ont déjà pris la mesure. Or que sait-on de l’impact du changement climatique sous la surface de la glace de mer, riche d’un écosystème indispensable à la survie des mammifères et oiseaux marins ? Et quelles seront les réponses démographiques et comportementales de ces derniers aux variations induites par le réchauffement ?
C’est pour répondre à ces questions que le projet SENSEI, conduit sur les deux continents polaires et mobilisant aujourd’hui quinze universités de six pays, a pris le parti inédit de solliciter le concours direct des prédateurs de l’écosystème local.
« L’envers de la glace de mer est un générateur élevé de biomasse et de production primaire », précise Christophe Barbraud.
« Le phytoplancton est consommé par une crevette d’eau froide, le krill, à son tour mangée par les poissons. Cette chaîne conditionne l’alimentation et les déplacements des oiseaux et phocidés. D’où l’intérêt d’obtenir l’information via ces animaux. »
L’envers de la glace de mer est un générateur élevé de biomasse et de production primaire.
Plusieurs espèces ont ainsi acquis la qualité d’auxiliaires scientifiques, bardés de mini-caméras, capteurs et balises GPS. En Arctique officient la mouette tridactyle, le guillemot de Brünnich, le guillemot à miroir et le phoque à capuchon. En Antarctique, lieu d’une prochaine mission de dix semaines programmée à partir de novembre 2019, les émissaires se nomment pétrel des neiges, manchot Adélie, phoque de Weddell et éléphant de mer, désormais rejoints par le manchot empereur. « Les mini-radars portés par les phoques et éléphants de mer émettent un écho qui permet de mesurer par en-dessous l’épaisseur de la glace », souligne Christophe Barbraud. « Le même procédé est en cours d’élaboration sur des manchots. Il est relativement facile d’équiper des oiseaux plongeurs et mammifères qui reviennent régulièrement à terre. »
L'adaptation au changement climatique
De leurs migrations vers les zones de pack, autrement dit de glace de mer dérivante où ils s’alimentent, procèdent les modélisations des impacts du changement climatique. « Encore faut-il tenir compte des variations de comportements au sein d’une même population, entre jeunes et vieux ou mâles et femelles, notamment », prévient le chercheur. La menace exercée sur ce territoire de chasse et de reproduction constitué par la banquise doit-elle désormais faire craindre pour l’avenir de ses locataires ?
« Le réchauffement climatique est lourd de conséquences sur l’habitat et la reproduction d’une espèce telle que le manchot empereur », s’alarme Christophe Barbraud. « Une colonie entière s’est éteinte dans la péninsule antarctique. » Ces mêmes effets du réchauffement se constatent parmi certaines populations de phoques à capuchon ou de manchots Adélie. En Arctique, les prévisions sont plus sombres concernant le guillemot à miroir, très affecté au plan alimentaire par la diminution du pack et sujet à la prédation des ours blancs. « Des extinctions locales sont malheureusement possibles dans les dix ans à venir. »
D’autres facteurs concourent à la tragédie. La surpêche en est une, qui réduit les réserves de poissons mais aussi de krill. « Ici, se produit un effet paradoxal », note Christophe Barbraud. « Car la diminution du krill, pêché à hauteur de 500 millions de tonnes annuelles, favorise une captation plus longue du carbone par le phytoplancton. L’effet est positif à court terme mais négatif à long terme. » Et pas plus que les animaux qui les consomment, le krill et le phytoplancton n’échappent à l’absorption de matières polluantes. Mercure et molécules chimiques circulent dans les Pôles comme ailleurs. Les prises de sang effectuées sur certains animaux n’ont guère de mal à expliquer leur moindre fertilité et leur survie déclinante. « Dix-sept types de plastique ont été relevés en Antarctique, où l’on a également retrouvé du DDT sur des manchots », dénonce Christophe Barbraud. « La conjonction réchauffement/polluant et ses effets cumulatifs restent à étudier. Mais pourquoi interdire certains polluants pour finalement en autoriser d’autres ? »
Une fois de plus, la survie des espèces dépendra de leur adaptation. « Toutes ou presque l’ont expérimentée, mais la vitesse du réchauffement climatique n’a jamais été aussi élevée », prévient le chercheur. En quatre générations, oiseaux et phocidés des Pôles auraient à développer des changements génétiques autrefois obtenus sur des milliers d’année. Le délai est court. L’équation appelle la mobilisation.
Crédits Photos - Equipe de recherche du projet SENSEI