Ces espèces vont aider nos chercheurs à comprendre le changement climatique. Mais comment ?
S’il est un écosystème particulièrement sensible au réchauffement de la planète, c’est bien la banquise : cette couche de glace qui se forme à la surface des océans lorsque les températures sont suffisamment froides.
Depuis les années 1980, on observe une diminution de 3,8% par décennie de la superficie de la glace de mer en Arctique et une augmentation de 1,5% en Antarctique. Toutes les projections climatiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévoient une accélération de cette fonte pour les années futures.
Quelles sont et quelles seront les conséquences de cette réduction de la banquise sur les espèces qui y vivent, y chassent ou en dépendent pour leur reproduction ? C’est ce que cherche à comprendre le projet SENSEI (pour SENtinels of the SEa Ice), qui réunit 13 équipes de chercheurs, issus de 6 pays, avec le soutien de l’Institut polaire français (IPEV). Comment ? En se servant de huit espèces de prédateurs supérieurs comme indicateurs de l’évolution de ce milieu, au pôle Nord comme au pôle Sud.
“ Tous les modèles climatiques, même le plus optimiste,montrent que la superficie de la glace de mer va drastiquement diminuer dans le siècle à venir. Nous voulons anticiper les conséquences de cette disparition progressive en observant, de la manière la plus précise possible, la réponse des prédateurs marins ”
Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS/Université la Rochelle)
Huit sentinelles
« En observant de la manière la plus précise possible la réponse de ces prédateurs marins aux évolutions de la glace de mer, nous pourrons avoir une idée de l’état de santé actuel de ces écosystèmes et des évolutions auxquelles s’attendre avec le réchauffement climatique en cours », résume Christophe Barbraud (CNRS), chercheur CNRS au Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS/Université la Rochelle).
Les 8 espèces « sentinelles » sont les suivantes : deux oiseaux volants (pétrel des neiges en Antarctique et mouette tridactyle en Arctique), trois oiseaux plongeurs (manchot Adélie en Antarctique, guillemot de Brünnich et guillemot à miroir en Arctique) et trois phocidés (phoque de Weddell et éléphant de mer en Antarctique et phoque à capuchon en Arctique). Ces espèces ont toutes fait l’objet d’un suivi démographique à long terme, certaines depuis plus de quarante ans, ce qui offre aux chercheurs des bases de données solides sur lesquelles s’appuyer.
Au-delà de cette réponse démographique, les chercheurs iront sur le terrain pour collecter des données sur les comportements de recherche alimentaire.
Des enregistreurs miniatures installés sur plusieurs individus permettront de mesurer où et quand ces espèces partent s’alimenter et quel effort elles déploient pour capturer leurs proies. Ces capteurs enregistreront également différentes mesures sur le milieu, comme la température, la pression, mais aussi la densité de proies grâce à des données acoustiques et visuelles, et l’épaisseur de la banquise via un système de sonar.
Les modifications en Arctique sont beaucoup plus rapides qu’en Antarctique et pourraient bien être précurseurs de ce qui va se passer au pôle Sud.
Couplées aux données satellitaires, ces informations permettront d’avoir une vision d’ensemble à la fois sur les espèces prédatrices et sur la banquise. « Il sera également très intéressant de comparer les différents lieux d’étude, notamment les deux pôles entre eux, complète Yan Ropert-Coudert, qui codirige ce projet avec Christophe Barbraud. Les modifications en Arctique sont beaucoup plus rapides qu’en Antarctique et pourraient bien être précurseurs de ce qui va se passer au pôle Sud ».
Et demain ?
Munis de ces données, les chercheurs espèrent ensuite élaborer des modèles pour anticiper l’évolution de ces populations en fonction des différents scénarios sur l’évolution de la glace de mer dans le futur. « Nous avons déjà effectué ce travail avec les manchots empereurs et prévu une diminution de leur population à l’échelle mondiale de 19% d’ici 2100. Nous aimerions le faire désormais avec plusieurs espèces d'oiseaux et de mammifères marins et comparer par exemple la réponse des oiseaux volants,théoriquement moins sensibles à la diminution de la banquise, à celle des oiseaux plongeurs, qui répondent fortement au réchauffement en cours », précise Christophe Barbraud.
Enfin, un autre volet scientifique du projet consistera à élaborer une série d’indicateurs (abondance de la population, taux de survie et de reproduction, niveau de stress mesuré à travers une hormone,etc.) qui permettront d’avoir une idée de l’état de santé des différents sites d’études. Des indicateurs susceptibles de servir pour les projets de gestion des écosystèmes.
Le projet SENSEI ne s’arrête pas à ces objectifs scientifiques : il vise aussi à faire connaître au plus grand nombre la fragilité, mais aussi la beauté, de ce milieu. En partenariat avec l’association Wild Touch de Luc Jacquet, un site dédié au projet sera créé avec une plateforme éducative pour le grand public. Une série de conférences et d’interventions en milieu scolaire sont également prévues.