Des sismographes en Antarctique, pour quoi faire ?
C’est l’une des plus grandes inconnues du changement climatique : comment le continent antarctique va-t-il réagir dans les prochaines décennies au réchauffement en cours ?
On sait qu’il perd déjà de la masse sur les côtes : les glaciers accélèrent leur course à la mer, le vêlage d’icebergs va bon train et les températures s’élèvent parfois au dessus du fatidique 0°C. Mais certains modèles prédisent qu’avec le réchauffement des océans et de l’atmosphère, l’évaporation augmente, entraînant plus de précipitations jusqu’en Antarctique. Ce qui, vu sa superficie, pourrait contrebalancer les pertes de glace au niveau des côtes et donc réduire fortement la contribution de ce continent de glace à l’élévation du niveau marin.
Savoir si l’Antarctique gagne ou perd de la masse est donc un enjeu majeur pour nos sociétés et la réponse à cette question, une urgence. Si l’on sait que les côtes perdent de la masse, qu’en est il des immenses régions centrales de l’Antarctique ? Peuvent-elles compenser les pertes côtières et pourquoi pas annihiler complètement la montée des eaux dans quelques décennies ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, des scientifiques français, italiens, américains et australiens, coordonnés par Joël Savarino, Directeur de recherche CNRS à l’Institut de Géosciences de l’Environnement (CNRS/Université Grenoble Alpes/IRD/Grenoble INP), vont effectuer une traversée scientifique inédite du pôle Sud.
“ Grâce aux capacités logistiques polaires de la France et de l’Italie, nous pouvons nous lancer dans cette traversée de l’Antarctique inédite qui nous permettra de mieux appréhender le bilan de masse du continent antarctique mais aussi de mieux déchiffrer nos archives climatiques glaciaires ”
Directeur de recherche CNRS à l’Institut des Géosciences de l’Environnement (CNRS/Université Grenoble Alpes/IRD/Grenoble INP)
Photo : station météo et neige automatique implantée à proximité de la station de recherche Dumont d'Urville, Antarctique de l'Est. Ces stations enregistrent les principaux paramètres météo (vitesse et direction du vent, température, rayonnement solaire, albédo de la neige) en autonomie complète. Les données sont transmises en temps réel par satellites. Plusieurs de ces stations seront déployées sur le plateau Antarctique durant le projet EAIIST. ©Vincent Favier - UGA/IPEV
Des caravanes en Antarctique
À l’aide de tracteurs tirant des caravanes de l’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV), l’équipe composée d’une dizaine de scientifiques, accompagnée de logisticiens et d’un médecin, explorera en 2019 et 2020 la zone aride comprise entre la station américaine Amundsen-Scott et la station franco-italienne Concordia, soit 1600 kilomètres, puis retournera l’année suivante pour récupérer le matériel scientifique laissé sur place.
Cette traversée vise plusieurs objectifs : évaluer l’accumulation de neige dans cette zone particulièrement aride du continent et sa tendance sur les derniers siècles ; mieux comprendre les processus dynamiques de la neige, notamment le rôle du vent sur la morphologie de surface comme la formation de méga-dunes, sortes d’ondulations de la surface invisibles à l’œil nu ; et mieux comprendre les mécanismes d’enregistrement des paramètres environnementaux afin de mieux interpréter les carottages profonds de glace effectuées à l’intérieur du continent. Par ailleurs, l’équipe profitera de cet aller-retour sur deux saisons pour déposer des stations météorologiques automatiques mais aussi des sismographes le long du parcours, qu’elle pourra récupérer ou réparer au retour.
Déchiffrer le passé... pour prédire l'avenir
Tout au long de cette traversée encore jamais réalisée, les chercheurs procèderont à des analyses géophysiques, notamment via le déploiement de radars de surface pour évaluer l’accumulation de neige le long du trajet. Les propriétés physiques et optiques de la neige, comme la densité, l’albédo ou la taille des grains, feront aussi l’objet de mesures. Et un volet géochimie portera sur les interactions entre l’air et la glace dans les carottes prélevées en chemin.
« L’un des intérêts majeurs de cette région encore largement inexplorée est l’analogie qu’elle propose avec les conditions environnementales qui a pu régner durant les périodes glaciaires du pléistocène. On estime en effet que durant ces périodes, les précipitations sur les lieux des grands forages profonds d’EPICA et de Vostok étaient équivalentes. Autrement dit, les processus que nous observerons en surface seront probablement ceux ayant été à l’oeuvre durant les périodes glaciaires, ce qui nous permettra de mieux comprendre le processus d’archivage des signaux climatiques et donc de mieux interpréter nos archives climatiques glaciaires », précise Joël Savarino.
Au final, en récoltant des données précises à l’intérieur du continent, en
L’un des intérêts majeurs de cette région est l’analogie qu’elle propose avec les conditions environnementales qui a pu régner durant les périodes glaciaires du pléistocène.
prenant en compte la variabilité d’un site à l’autre et la manière dont les paramètres locaux influencent les données récoltées in situ, ce projet vise le double objectif de mieux extraire l’information climatique archivée dans les carottes de glace existantes et d’apporter des éléments de réponse quant à l’impact de l’Antarctique sur l’élévation du niveau des mers pour les prochaines décennies.
East Antarctic International Ice Sheet Traverse (EAIIST)
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