En mars et avril 2019, les cyclones Idaï et Keneth ont frappé le Mozambique à six semaines d’intervalle. Plus de 500 tornades ont frappé le territoire des Etats-Unis au cours du seul mois de mai. La région indienne du Rajasthan vient d’affronter des températures supérieures à 50°C. Les désastres engendrés par le changement climatique apparaissent de plus en plus fréquents, violents et prévisibles à mesure que s’établit la connaissance du phénomène et de l’incidence humaine qui lui est liée. Faut-il dès lors attendre qu’ils aient fait leur première victime pour se décider à secourir les populations impactées ?
Les organisations humanitaires se voient aujourd’hui obligées d’intégrer la donne de la crise climatique, et de repenser en conséquence leurs missions. Sont-elles suffisamment outillées ? Quels objectifs les engagent dans un contexte qui remet en cause le traditionnel paradigme de l’action urgente ? Ces questions ont été soumises au débat tenu le 5 juin 2019 avec le programme Climate & Biodiversity Initiative de la Fondation BNP Paribas et le Fonds Urgence & Développement (Rescue & Recover Fund) lancé en 2012 qui soutient depuis l’action humanitaire de ses ONG partenaires. La rencontre a réuni Mark New, directeur de l’African Climate and Development Initiative (ACDI) et professeur à l’Université du Cap ; Marie Leroy, référente Climat à CARE France ; et Thuy-Binh Nguyen, référente Technique Réduction des Risques de Catastrophes et Adaptation aux Changements Climatiques de la Croix-Rouge française.
Un facteur de vulnérabilité
Le coût humain d’une catastrophe naturelle doit s’anticiper, à l’instar de la catastrophe elle-même. L’impératif devrait aller de soi. Il n’est hélas pas aussi suivi qu’espéré. Mark New se souvient du pic de sécheresse qu’a enduré sa ville du Cap en mars 2018, après trois années marquées par des records de chaleur. « La ville a connu une croissance démographique de 25 % au cours des dix dernières années, provoquant une demande en eau exponentielle. Or les pertes en eau générées par la sécheresse n’ont pas été compensées par la saison des pluies. Il n’y avait plus que 15 % de réserve, dont 5 % utilisables, et la consommation locale s’est trouvée réduite de moitié. » L’ampleur du phénomène souligne, une fois de plus, l’incidence humaine qui y préside. Sans émissions de gaz à effet de serre, d’après le scientifique sud-africain, le risque serait trois fois moindre. Sa mauvaise évaluation explique ici sa mauvaise gestion. « Le risque a été clairement sous-estimé », regrette Mark New, « On a tablé sur un seuil critique de sécheresse tous les cinquante ans, le plus plausible étant de quinze ans pour établir un système de gestion du risque adapté. »
La réponse humanitaire commence donc par l’information, gage de prévention et de réduction du risque à venir. Elle appelle désormais une expertise et des actions dans la durée. « Notre attention se porte particulièrement sur deux types de terrain », souligne Thuy-Binh Nguyen. « D’une part, les petits États insulaires, comme ceux de la Caraïbe, du Pacifique ou de l’Océan Indien. D’autre part, des territoires très secs, en Afrique de l’Ouest ou au Moyen-Orient. Dans les deux cas, la population est d’autant plus vulnérable que le lieu est exposé aux risques climatiques. » La prise en compte du changement climatique comme facteur, souvent amplifiant, de vulnérabilité et de pauvreté se situe au cœur de cette nouvelle approche humanitaire, aux visées prospectives. Elle articule en particulier le projet d’assistance développé depuis cinq ans par CARE France à l’est de Madagascar, avec le soutien du Fonds Urgence & Développement.
Dans ce contexte, nous devons à la fois anticiper les désastres et y répondre, influencer l’évolution des politiques publiques auprès des États et des pouvoirs locaux, mais aussi favoriser la résilience des personnes
Sur ce territoire, un typhon sévit chaque année et 80 % de la population est affectée à divers niveaux (dommages physiques individuels, habitat et cheptel détruit, privation d’accès aux services de première nécessité, etc.). « Dans ce contexte, nous devons à la fois anticiper les désastres et y répondre, influencer l’évolution des politiques publiques auprès des États et des pouvoirs locaux, mais aussi favoriser la résilience des personnes », détaille Marie Leroy. « Les catastrophes ont des conséquences moins visibles, telles que des stress et des chocs psychologiques importants. »
Le défi de l’inclusion
L’articulation entre expertise, information et action pose des difficultés nouvelles aux humanitaires. « L’information sur le climat n’est pas toujours accessible aux populations et, dans le cas contraire, celles-ci ne sont pas toujours en mesure de l’interpréter », poursuit Marie Leroy qui souligne au passage les possibles incompréhensions « avec des personnes ayant leur propre culture et relation à l’environnement et au climat ». Les carences dans la mesure du risque se vérifient de même auprès des États, relève Mark New, « les systèmes de protection ou d’assurances face aux risques étant trop souvent désaccordés ». Le scientifique insiste sur la nécessité d’une estimation « non seulement du coût des risqués liés au changement climatique, mais aussi du coût additionnel des événements générés par ce changement ».
L’information sur le climat n’est pas toujours accessible aux populations et, dans le cas contraire, celles-ci ne sont pas toujours en mesure de l’interpréter
L’effort se joue dans l’amplitude de l’expertise. Il est également sollicité dans la transmission des connaissances, des outils et des solutions possibles. « Le langage scientifique demeure trop souvent abstrait », met en garde Thuy-Binh Nguyen. « Que signifie pour une population un typhon de niveau 2 ? Tout le défi est de savoir et faire savoir combien de personnes risquent d’être affectées, quelles seront les conséquences concrètes pour leur quotidien. Pas seulement ce que le climat va être, mais ce qu’il va produire. » Cette exigence implique d’identifier les populations les plus vulnérables (femmes, individus âgés) et de les inclure à la réponse collective.
« Le changement climatique est loin d’être neutre en termes de genre », insiste Marie Leroy. « Les femmes assurent très souvent la continuité du quotidien de la communauté. Exposées aux contraintes et aux agressions, elles demeurent écartées de la décision. »
Une culture à diffuser
À défaut de pouvoir éviter la souffrance, la décision doit permettre de la prévenir et de la limiter. Elle n’est pas sans poser un dilemme moral aux personnels humanitaires. Anticipant les désastres, ces derniers doivent-ils encourager des populations à quitter des territoires invivables, voire à terme non-viables. « La perte de ses biens et de son environnement est encore plus difficile que l’épreuve même du désastre », estime Mark New. Marie Leroy abonde, « Notre rôle n’est pas de décider à la place des populations mais de développer des connaissances, des capacités et des dispositifs ». Lesquels se traduisent, par exemple, par la révision des habitats ou la diversification des sources de revenus.
Une culture du risque, de son anticipation et de la résilience qui l’accompagne s’enracine à présent au sein des ONG. À l’épreuve des tragédies, les populations concernées l’intègrent et développent des solutions. La révolution humanitaire sous l’effet du changement climatique serait-elle consommée pour autant ? « Nous continuons d’attendre avant d’intervenir », rétorque Thuy-Binh Nguyen. « À chaque fois qu’un désastre se produit, il y a en moyenne six mois de retard avant que l’argent arrive. La difficulté perdure pour mobiliser le grand public sur ce qui va se produire et non plus seulement sur ce qui s’est produit. La culture du risque doit être davantage diffusée et partagée. »
Climate & Biodiversity Initiative
Découvrez le programmeCredit photo header: ©CARE